Gérald nous l’avait prédit : « Pendant la traversée vers la Corse, vous prendrez sûrement un thon ». D’ailleurs, lui, Gérald, papa de Kim de son statut, n’a jamais effectué une traversée sans en pêcher un, de thon. Depuis cette déclaration prophétique, Kim et Nico ont commencé à sentir la pression peser sur leurs épaules au fur et à mesure que la date de la traversée approchait. Sans le concéder ouvertement, ils se faisaient un devoir civique de descendants de pêcheurs de baptiser notre superbe nouvelle canne à pêche avec du vrai « gros » poisson. Nous les avons récupéré à Cassis. On les a vu arriver au bout du ponton, la banane habituelle bien vissée sur leurs visages, la démarche détendue, le geste de la main cordial et optimiste. Kim et Nico, quoi.
Sur ce nous avons profité d’une petite fenêtre météo qui s’offrait à nous. Après l’avis de grand frais qui nous avait cloué au port deux jours durant, le samedi se découvrait plus clément avec un vent d’ouest force 2 à 4. Après, le vent devait tourner au sud, ce qui nous aurait sérieusement handicapés pour rejoindre la Corse. En effet, traverser avec le vent dans le nez n’est jamais très aisé, ni agréable. Nous sommes donc partis à 14 heures. Au moment où nous passions l’entrée du port, je perdais mon bas de maillot de bain framboise, tel un appel aux grands carnivores des profondeurs.
Pour la traversée, jusqu’à l’embouchure de la baie, c’était fort agréable.
Passée la protection des caps, nous avons retrouvé une sournoise et mauvaise houle nous venant du grand large, formée par les vents violents de la veille. Une bonne grosse houle avec des creux allant au moins jusqu’à 6 mètres. Au début, j’ai même tenté, détendue, de cuisiner une petite tortilla pour le midi. Par la suite, Nico et moi l’avons généreusement rendue à la mer. Nico et moi souffrons tous les deux du mal de mer, pendant que Kim et Tom vaquent gaiement à leurs occupations, restant de longues minutes à farfouiller dans la cabine, dégustant un petit verre de rouge avec leur repas de midi… Le mal de mer est un mal pernicieux qui vous cloue sur place et vous empêche de vous concentrer sur une quelconque autre activité que celle de refreiner le vomissement en respirant fort. Les explications scientifiques précisent même que le cerveau, saturé d’informations contradictoires à cause d’un environnement qui bouge et d’une position au contraire statique du corps, qui ne
sollicite pas les muscles et autres ligaments alors qu’il le devrait pour se maintenir en équilibre, parvient au « burn out » qu’il ne peut compenser que par le vomissement. Belle perspective…
La nuit de samedi à dimanche a été rude. Nous avons ménagé des quarts de trois heures, alors que notre valeureux capitaine, dopé au café, veillait lui avec chaque équipier. Hé oui, je n’ai moi-même pas encore assez de bouteille pour suivre un quart seule ! Le problème, c’est que cette maudite houle qui faisait tout s’entrechoquer dans le bateau, nous empêchait pas mal de dormir. Lorsque c’était mon tour de veiller, je devais me concentrer sur les étoiles pour ne pas régurgiter mes pâtes au parmesan que j’avais d’ailleurs été incapable de terminer. Au petit matin, Kim et Tom nous ont révéillé à grands bruits : des dauphins !!! Nous les avons aperçu quelques secondes auprès de l’étrave, nous saluant d’un saut rieur, avant qu’ils ne poursuivent leur route.
Le reste de la journée du dimanche a été beaucoup plus confortable. La houle s’était apaisée, et nous filions doucement sur l’eau. Si doucement qu’à un moment donné, il a bien fallu allumer le moteur pour ne pas risquer le sur-place. Nous avons même pu observer une baleine, spectacle toujours
fascinant et rassurant, pour les eaux de méditerranée. C’est alors que brusquement, nous avons été tirés de notre torpeur par un bruit bien familier pour Kim : le sifflement de la ligne qui se déroule à toute allure : « Hé !!!! ça pite !!! » (« piter » signifie « mordre », en marseillais). S’ensuivit une lutte sans merci entre Nico et notre prise. Il fallut néanmoins attendre un peu qu’elle se fatigue pour pouvoir la remonter. Alors que Nico peinait à rembobiner le tout, nous apercevions vaguement un aileron arrondi et un dos bleuté. Horreur !!! Etait-ce un bébé dauphin ? Tom affirma qu’il ne s’en remettrait jamais et qu’il préférait dores et déjà se suicider. Fort heureusement pour la survie de Tom et des dauphins, nous avons pu constater quelques minutes plus tard qu’il s’agissait d’un joli thon. La technique de la bonne rasade de rhum dans les ouïes, que j’avais lue quelque part et tenu à utiliser, lui a empêché d’inutiles souffrances. Et nous nous retrouvions avec une belle bête de 90 cm pour près de 10 kilos ! A cet instant, nous avons tous eu une pensée émue et impressionnée pour notre prophète à qui nous n’allions pas tarder à annoncer notre exploit.