Belle journée de tourisme rien du tout pittoresque que cette journée d'hier ! Départ 8h30. On laisse notre annexe au ponton même si nos voisins de mouillage, une sympathique petite famille, nous ont averti qu'ils s'étaient fait poignarder la leur hier soir alors qu'ils étaient au restaurant. C'est moche les périodes de crise. Fort-de-France ressemble à une ville un lendemain de coupe du monde : rues jonchées de détritus, poubelles qui débordent, gueule de bois. Tous les magasins sont fermés, du plus petit bazar au supermarché en passant par les Mac Do et divers restaurants. Du rarement vu. Ici, c'est la grève générale depuis 5 jours "pour le pouvoir d'achat et contre la vie chère" et le général se voit bien, même si de notre vécu on n'a jamais eu l'occasion de le vivre en Métropole, à part peut-être en Mai 68. Chez nous, quand grève il y a, c'est toujours une affaire de corporation, de secteur d'activité, de fonctionnaires, d'employés SNCF ou de buralistes en colère. A part ça, avant de voir Carrefour et Auchan fermer pendant des jours, on peut courir. Ici, TOUT est fermé. Fort-de-France, meurtrie le jour par les manifs virulentes, se blottit derrière les grilles des devantures.
On passe devant un petite boutique de presse, qui, miracle, est ouverte ce matin. La caissière s'adresse à nous à voix basse, comme prise en faute : "Mon patron m'a dit de fermer à 10 heures, au moment où les manifestations recommencent, par sécurité. De toute façon, on n'est même pas sensés ouvrir". Comme pour lui exprimer notre solidarité en cette conjoncture difficile, on lui achète plus de 10 magazines made-in-France : 6 mois qu'on n'en a pas vu, il faut bien faire le plein ! Nous on était remontés en Martinique, la fleur au bec, pensant compenser la morosité de cette halte technique imprévue par un approvisionnement massif en produits français. Car la Martinique, c'est la France ! On se voyait déjà, dans les rayons de Carrefour et de Leader Price, faire la razzia sur les camemberts, les baguettes de pain frais, le comté, les tommes de chèvre, les confits de canard, les andouillettes, les saucissons, les jambons crus, le bon vin et pourquoi pas, le foie gras ! Que nenni. Rien du tout. La guigne totale. Et puis avec ça, pas un bus qui circule. Au CHU, il faudra s'y rendre à pied. "Ah mais vous n'êtes pas arrivés, il y a au moins 4 kilomètres. Bon courage !". Les gens ici sont compatissants. On tente de faire du stop, sur le boulevard. Les voitures nous dépassent, bien souvent un seul chauffeur - zéro passagers, mais aucune ne s'arrête. On entend presque ce qu'ils pensent : "Désolés les gars, chacun sa merde. Vous, vous êtes en vacances, vous avez le temps". Alors on marche. En sortant du centre-ville, on passe devant des files interminables de voitures qui attendent devant les pompes à essence. Finalement, dans ces bouchons monstrueux, on va plus vite à pied. Plus on s'éloigne du centre et plus on croise quelques rares petits troquets qui ouvrent, à la sauvette : boulangeries, épiceries de quartier, dépôt de pain. On traverse la zone industrielle, déserte. L'enseigne de Carrefour, énorme, nous nargue.
On mettra une heure et demi à rejoindre le CHU, perché en haut de la colline. Il est 11 heures. On se dirige vers les urgences. Au moins, c'est bien fléché : à gauche, l'entrée pour "les patients valides", à droite, les portes automatiques pour "les patients couchés". Tom passe par l'inscription administrative pour les admissions et nous allons patienter dans la salle d'attente climatisée. Il y a une petite dizaine de personnes. C'est là qu'on est heureux de sortir notre pile de magazines, on se fait notre salle d'attente de dentiste à nous. On prévoit à Tom 3 heures d'attente, mais il sera reçu au bout de 2 heures et demi. Pas si mal, pour un hôpital à moitié en grève ! Au bout d'une heure, une infirmière vient me chercher. Tom est allongé sur un brancard, une perf dans le bras, avec le sourire : "Ils n'ont rien trouvé aux analyses d'urine mais j'ai insisté pour avoir la totale, scanner et tout. En tant que skipper, je leur ai dit que je ne voulais pas que ça se reproduise au milieu de l'Atlantique". Du coup, on attendra 4 heures de plus avant que Tom ne soit admis au scanner. Son lit est parqué contre un mur au milieu d'autres lits à roulettes où attendent les malades en transit. Heureusement, aucun cas horrible où la personne se tord dans d'atroces souffrances. J'attends auprès du lit de Tom qui bouquine "L'Ordinateur Magazine", même si je ne suis pas sensée être ici. De temps à autre, les infirmières, calmes et gentilles, indiquent aux accompagnants de retourner en salle d'attente, pour éviter l'embouteillage. Je me conforme à leur indications une fois par heure, par complaisance. Dans la salle d'attente, je regarde le JT de Pujadas avec 5 heures d'avance, puis le JT local. On apprend que la Guadeloupe est toujours bloquée, depuis 3 semaines, et que pour la Martinique les négociations avec le ministre délégué à l'outre-mer sont en bonne voie : ils prévoient une baisse de 20% sur une centaine de produits de consommation de première nécessité, et cela tempère un peu la virulence des grévistes. Quand je reviens, le lit de Tom est vide. Entre-temps, il a piqué une perche à roulettes et est parti se balader dans les couloirs avec sa perf de chlorure de sodium (mise pour faciliter le scan) et sa chemisette de malade. Je le sermonne et il me réclame un café et un Snickers. Les médecins et infirmiers sont super jeunes ici, ça fait drôle. On se demande qui est étudiant et qui ne l'est pas. A un moment, un grand escogriffe en jean, t-shirt blanc et tatanes, tignasse frisée et barbe de 5 jours, type "métro"(politain) (= blanc) s'approche d'une vieille dame et se présente comme son chirurgien. C'est beau, la relève.
Tom passera au scanner à 19 heures. Son médecin est un martiniquais jovial. Il est impressionné par notre traversée sur un voilier de moins de 10 mètres. Les résultats du scanner ne tarderont pas : rien à signaler, pas de caillou, ouf ! Mais on prescrit à Tom tout ce qu'il faut, et notamment les fameux anti-inflammatoires non stéroidiens, au cas où surviendrait une nouvelle crise. Cela dit, peu de chances que ça se reproduise ! Tom s'est mis à boire de l'eau, plus que jamais, lui qui ne se désaltérait qu'à la bière sur le coup des 16 heures ! On rentrera en taxi, dans la nuit, et là, on retrouve notre annexe intacte. Grégal, lui non plus, n'a pas bougé et nous attend sagement. Au loin, quelques échos du carnaval qui se passe comme il peut, avec tambours et danses dans la rue : en toutes circonstances, les martiniquais ne perdent pas le sens de la fête !