1 juillet 2009

Transat retour Açores - Gibraltar : J+3

Hier nous naviguions sous voiles à bonne allure, dans une brise de Sud-Ouest soutenue qui faisait glisser Grégal à 6,5 nœuds sur une mer à peine houleuse, avec la configuration la plus simple qui sied le mieux à notre bateau : une grand voile + un ris, un génois en grand. Le temps était au gris une bonne partie de la journée mais le soleil est parvenu à percer la brume de nuages en fin de journée, pour inonder le carré de rayons déclinants. Puis le vent a mollit, doucement. Avant que le soleil ne soit entièrement couché, chassé à l'horizon par le petit croissant de la lune montante, nous avons hissé le spi. Nous exécutons à présent la manœuvre en duo avec brio, même si le capitaine sait très bien tout préparer pour l'envoyer tout seul. Et le grand spi jaune s'est gonflé dans le ciel du soir comme une bulle de soleil rescapée. A Minuit, le vent avait changé de secteur. Cela fait très ronde de gendarme en patrouille. "Allô 145, je change de secteur, je passe au Nord-Ouest. Terminé." Pourtant c'est ce qu'il convient de dire quand le vent tourne. On pourrait aussi bien dire que la tiède brise venue du Sud rencontra la froide bise du Nord des Terres d'Islande en ce point précis de l'Atlantique et que, vaincue par le souffle glacial, elle s'inclina. Au lieu de ça, on dit que le vent "change de secteur". Sur l'éternelle rose des vents où tourne la girouette, il a glissé de 90°. Il a donc fallu empanner. Empanner signifie virer de bord par vent arrière. Le spi prenait le vent par la gauche ; on empanne, il le prend à présent par la droite. Comme cela c'est vite dit mais ne croyez pas qu'il s'agisse d'une manœuvre de routine. Empanner sous spi est complexe et risqué. Surtout quand on s'y attelle à minuit, à la lueur des lampes frontales.

Un spi est comme une demi-montgolfière tenue par une écoute (un cordage si vous préférez) d'un côté, et solidement amarré à un grand bras métallique de l'autre, bras que l'on nomme "tangon" et qui part du mât pour se déporter sur le côté en formant un angle avec l'axe longitudinal du bateau allant de 0° à 90°, au dessus de l'eau, tangon qui est lui-même prolongé par une autre écoute (appelé le bras) et que l'on peut border ou choquer (relâcher) à loisir pour faire varier ce même angle. C'est ce qui permet d'ajuster la position du spi à l'avant pour lui donner la prise au vent qui convient en fonction de l'allure. L'extrémité du tangon qui est au-dessus de l'eau (donc celle qui n'est pas attachée au mât) est maintenue à la hauteur appropriée au moyen de deux autres cordages, un qui le tire vers le haut, c'est le "hale-haut" (ou balancine de tangon), un qui le tire vers le bas, c'est le "hale-bas". De l'autre côté, on règle l'ouverture au vent du spi au moyen de l'écoute, que, pareillement, on borde ou on relâche pour donner un creux le plus plein et le plus rond possible. Hissé de manière appropriée, le spi doit ressembler à une écusson d'armoiries médiévales gigantesque en papier de soie, gonflé à l'avant du voilier comme une fier étendard. Vous l'aurez compris, changer le sens des écoutes, du tangon, manipuler hale-haut et hale-bas sans que la fine voile ne vienne malencontreusement s'enrouler autour de l'étai avant est chose délicate. Mais le capitaine avait tout pensé dans sa tête au préalable et quelques minutes plus tard, le spi avait changé de côté. Tout était rebordé, rangé, ficelé. La manœuvre a été rendue plus aisée par l'utilisation du tangon n°2 qui est venu suppléer le n°1 de l'autre côté, avant que nous abaissions le n°1 pour le ranger. Ouf ! Puis le capitaine est parti profiter d'un sommeil bien mérité.

Je suis restée là, admirative, à regarder un court instant le grand écusson flotter dans la nuit noire. Mais la grand voile (on hisse toujours le spi en laissant la grand voile) a commencé à faseiller. J'ai espéré qu'au lieu de mollir, le vent serait encore en train d'évoluer dans son secteur. J'ai essayé de changer légèrement de cap, en vain. Puis le flottement est devenu claquement violent. Le pavillon français qui vogue normalement à l'arrière du bateau a commencé à se mettre en berne. L'éolienne s'est figée comme une marguerite de plastique. Il n'y avait plus un souffle. J'ai prié pour que le vent revienne, je l'ai supplié de ne pas m'abandonner maintenant, alors que nous venions d'empanner et que le capitaine était couché depuis seulement 10 minutes. Au lieu de ça, pour me punir de mon insolence, le spi a dégouliné comme un jaune d'œuf et est venu s'enrouler mollement autour de l'étai.

Il y a encore aujourd'hui, en Bretagne, des groupes de musique actuels qui font recette dans les chansons paillardes de marins. Ces chansons circulent naturellement dans le microcosme des navigateurs français en vadrouille et égayent fort à propos les longues soirées au mouillage. Il y en a justement une qui prend le tour d'une comptine rigolote, sur un air entraînant, mais qui semble bel et bien extirpée du vécu tant le choix des mots est juste. "Puuuuuu....taaaiiinnnn...deeeeee... Spi-qu'est-enroulé-autour-d'l'étai-y'a-pas-moyen-d'le-démêler". J'ai appelé le capitaine. Il a maugréé pour de vrai en voyant le résultat, et m'a fustigée de n'avoir par réagi assez vite. J'ai essayé de dire que je m'étais efforcée de réagir aussi prestement que possible à la perfide coulure du jaune d'œuf. Les sourcils levés, les yeux plissés sur des pupilles pas tout à fait en face des trous, je crois qu'il ne m'a pas crue. Nous avons finalement réussi à démêler le spi sans encombres. Il est retourné dans son sac rouge et le capitaine sous sa couette blanche. Et le moteur a pris la relève.

Ce matin nous avançons toujours au doux son du marteau-piqueur car la brise n'a pas encore daigné faire son retour. La météo la prévoit pour bientôt. J'espère qu'elle sera suffisante pour que nous nous contentions d'une grand-voile et d'un génois, au lieu d'un étendard canari. J'ai constaté à mes dépens que lorsque la navigation devient cuisine, même avec la meilleure volonté du monde, la mayonnaise ne prend pas.

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Position à 18h14 (UT) : 36°46,8116 N - 016°59,5518 W
Cap Fond: 102° Magnétique
Vitesse: 5 nœuds (Moteur de 1h à midi. Bref retour sous voiles de 12h à 15h, puis re-moteur. On approche les 25h de moteur depuis le départ. Voiles à 18h00)
Distance parcourue dans les dernières 24h : 122 nm



5 Responses:

Léa a dit…

Bravo moussaillon : l'humour toujours et, en prime, un cours digne des Glénans. Il faut également souligner le lyrisme d'un style que jalouserait Chateaubriand. Mais keskonvadvenir kan vous serez de retour à terre !!! Kissous. Léa

c0rle0ne a dit…

ai ai moussaillon!!!!
attention! t'es pas encore revenu a bon port, fais gaffe que le captain te jette pas par dessus bord :) hihi

Claire a dit…

Même dans les pires moments, tu sais rester drôle et au chaud, à distance cela devient très drôle!!!!
Et merci de tes explications pour les novices perdus devant un terme technique qui semble prendre tout son sens dans le contexte mais peut rester hermétique à toute compréhension.
Je pense bien à vous
Très gros bisous

Perrine a dit…

Excellentissime ce post ;) très drôle et très instructif.
ça fait longtemps que tu n'es plus un simple moussaillon Aude! ça n'est comme même pas ta faute si le vent a changé de secteur, puis décidé, après vous avoir admirer faire la manoeuvre, de rechanger de secteur. et oui... des fois les vents s'ennuient dans ce grand bleu!
bises à vous les marins!

Aude a dit…

Merci les gars pour ces encouragements à me sortir de ma condition de moussaillon... Mais qu'est-ce que vous voulez, la marine, ça vous enracine des hiérarchies qu'il faut des années pour aplanir... Et puis, soyons honnête, dès que ça se gâte, je me retourne en tremblant vers le capitaine, le vrai :)